Hans-Jürgen Lüsebrink et Katharina Städler (éds.)
Les littératures africaines
de langue française
à l’époque de la postmodernité
Etat des lieux et perspectives de la recherche
ATHENA
Studien zu den Literaturen und Kulturen Afrikas
Herausgegeben von Yomb May und Katharina Städtler
Band 1
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1. Auflage 2012
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ISBN (Print) 978-3-89896-164-6
ISBN (ePUB) 978-3-89896-825-6
Introduction
Le concept de ‹postmodernité› revêt en Afrique et pour les littératures et cultures africaines une signification différente, voire radicalement autre que celle qu’il a reçue, depuis une quinzaine d’années, en Occident.[1] S’il est possible de parler de ‹postmodernité› dans le contexte africain, en l’occurrence dans le contexte des littératures francophones d’Afrique, ce concept paraît étroitement associé au concept de ‹postcolonialisme› et à l’évolution des représentations de l’époque postcoloniale dans les littératures et cultures de l’Afrique Subsaharienne.
Cette évolution est caractérisée, d’abord, par le profond désillusionnement né dans le sillage des indépendances africaines dont les promesses ont été trop souvent cruellement déçues, que l’on voit thématisé dans les littératures et cultures africaines depuis la fin des années soixante. Les œuvres pionnières de Yambo Ouologuem (Le devoir de violence, 1968), d’Amadou Kourouma (Les soleils des indépendances, 1968) et d’Ayi Kwei Armah (The Beautiful Ones are not yet born, 1968) sont symptomatiques de la profondeur de l’écho que ce désillusionnement a suscité dans l’espace littéraire. Elles furent suivies notamment par toute une série de romans, de poèmes et de pièces de théâtre mettant en scène et discréditant les dictateurs d’Afrique, et l’imaginaire sanglant du pouvoir qui leur était propre se trouvait en opposition radicale avec les promesses démocratiques des lendemains des indépendances: plusieurs romans d’Henri Lopes (Le pleurer-rire, 1982), d’Alioum Fantouré (Le cercle des tropiques, 1972) et d’Ahmadou Kourouma (Allah n’est pas obligé, 2000) ainsi que toute l’œuvre de Sony Labou Tansi qui sera au centre de plusieurs contributions à ce volume, en témoignent.
Les littératures africaines, en l’occurrence de langue française, ont ainsi donné une inflexion spécifique à cet ensemble de théorèmes à la fois esthétiques et épistémologiques que l’on englobe sous le terme de ‹postmoderne›. Ses composantes majeures – la mise en cause du concept ontologique de culture, l’effritement du sujet comme entité autonome, la remise en question de la notion de progrès et des idéologies qui en découlent et la fragmentarisation d’unités pensées jusqu’ici comme monolithique et souveraines, comme ‹Histoire›, ‹Société›, ‹Nation›, ‹Réalité› – se voient ainsi reconsidérées de manière significative, et culturellement spécifique. Les contributions réunies dans ce volume en dessinent, à partir d’études de cas généralement focalisées sur un ou deux auteurs caractéristiques, quatre voies paradigmatiques.
Le concept de postmodernité incite en premier lieu à repenser les rapports interculturels des littératures africaines avec les littératures européennes coloniales et postcoloniales. De récentes études critiques, mais aussi des romanciers comme Ahmadou Kourouma (dans Monné, outrages et défis, 1990, par exemple) visent à mettre en cause et à dégager la complexité profonde de ces relations conçues, dans le sillage des luttes anticoloniales et de la décolonisation, généralement comme des rapports d’opposition où des catégories comme ‹authenticité› ou ‹identité› sont associées aux littératures africaines les opposant aux visées coloniales et exotiques d’œuvres d’auteurs européens sur l’Afrique. Pierre Halen montre ainsi, dans sa contribution portant sur le conte Ngando (1948) de l’auteur congolais Paul Lomami-Tchibamba, qui reçut un prix belge de littérature coloniale, que l’écriture africaine émergente permet plusieurs lectures et s’inscrit dans des rapports à la fois de dépendance et d’appropriation de la culture occidentale et des modèles d’écriture et de représentations (des ‹réalités› africaines) qu’elle véhicule, et dans des réactions de rejet (plus ou moins explicite) et de prise de distance. Le même auteur est analysé, dans la contribution de Susanne Gehrmann, à partir d’une autre partie de son œuvre portant sur l’histoire du Congo, comme porte-parole d’une nouvelle historiographie africaine ayant recours à la fiction et présentant une vision à rebrousse-poil (ou ‹réécriture›) des événements de la conquête coloniale. János Riesz focalise son attention sur deux ouvrages romanesques contemporains, parus tous deux pendant la seconde moitié des années 1970, l’un de l’écrivain français Patrick Grainville (Les flamboyants, 1976) et l’autre de l’auteur congolais Sony Labou Tansi (La vie et demie, 1979). Il montre, à partir d’une analyse du paratexte et de l’écriture des deux ouvrages qui proposent chacun une représentation des réalités de l’Afrique contemporaine, les différences radicales qui les séparent. Celles-ci résident en particulier dans l’écriture. Elle est d’emblée pittoresque et exotisante dans le cas de Grainville, auteur à grand succès en France et lauréat du Prix Goncourt en 1978, et interculturelle et expérimentale dans le cas de Sony Labou Tansi dont l’écriture fait percer constamment l’hypotexte culturel et langagier des réalités africaines que l’auteur vise à représenter (ou plutôt à transcrire) en langue et écriture françaises. Isaac Bazié interroge, dans son étude sur les prix Nobel de littérature, les rapports entre littératures africaines et champs culturels occidentaux à partir de la réception de ces littératures et des filiations institutionnelles et interprétatives que celle-ci implique. Il montre, à partir des choix du jury de Stockholm qui a attribué le prix Nobel de littérature non pas à Léopold Sédar Senghor, comme beaucoup s’y attendaient, mais à l’auteur nigérien Wole Soyinka, dans quelle mesure cette décision était fondée sur une interprétation spécifique de l’œuvre de Senghor et une trop étroite assimilation entre homme et œuvre, carrière politique et carrière littéraire de l’écrivain et homme d’Etat sénégalais.
L’interculturalité textuelle des littératures africaines, dont l’exploration implique la nécessité de repenser à la fois les rapports entre cultures africaines et cultures occidentales, coloniales et postcoloniales, et cultures orales et écrites, constitue certes une deuxième caractéristique de leur postmodernité. Partant du fait que leur structure (ou texture) interculturelle est constitutive pour la genèse même des littératures africaines en langue française, ce qui fut conceptualisé dès l’époque coloniale à travers des notions comme ‹métissage› et ‹culture franco-africaine›[2], la production littéraire africaine de ces deux dernières décennies, et la critique y relative, ont ouvert pour la recherche une nouvelle dimension. Celle-ci est explorée, dans les contributions du présent volume, par plusieurs études portant sur différents champs des littératures africaines de langue française. L’étude de Pascale Solon sur l’œuvre de l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, qui fut longtemps rédacteur du journal Jeune Afrique, montre ainsi que sa dimension interculturelle réside non seulement dans son écriture, mais aussi dans sa conception de la culture (comme foncièrement composite et multilinguistique) et dans sa vision de l’histoire qui fait éclater les cadres territoriaux, notamment nationaux, hérités des mouvements coloniaux et nationalistes des XIXe et XXe siècles. Claudia Ortner-Buchberger étudie l’inscription, tant sur le plan de la théorie que sur celui de l’écriture, d’une nouvelle perception de la culture comme foncièrement hétérogène et multiple, dans des textes autobiographiques de Patrick Chamoiseau et de V. Y. Mudimbe. Petra Kassler situe, pour sa part, l’œuvre de Mouloud Feraoun (Algérie) par rapport à la production littéraire coloniale française, notamment de l’Ecole d’Alger des années 30, afin de dégager sa particularité qui réside dans la volonté de présenter une nouvelle image de son pays natal, différente du regard colonial, quasi ‹ethnographique›, et plus proche des réalités sociales et culturelles de l’Algérie, et en particulier de la Kabylie. Cette approche plaçant son œuvre dans le contexte non seulement politique, mais aussi discursif de l’époque coloniale, permet ainsi de rendre justice à un auteur trop souvent ‹banalisé›, voire ‹désapprouvé› par la critique, comme P. Kassler le souligne au début de son étude. Sélom Komlan Gbanou étudie, à travers de nombreux exemples, les formes d’africanisation du français qui constituent autant de moyens pour mettre en cause l’hégémonie normative de la langue francaise, de rompre avec elle tout en gardant des liens profonds. Justin Kalulu Bisanswa, enfin, propose dans sa contribution une approche interculturelle des littératures africaines qui prend en considération, de manière systematique, la pluralité des codes, des références et des réalités socio-culturelles et politiques dont elles sont constituées. Cette perspective méthodologique est en particulier illustrée à travers les genres de l’autobiographie et du roman caractérisé à la fois par des formes de ‹réinterprétation de l’histoire› et la réécriture de genres écrits et oraux.
Les rapports intergénériques et intermédiatiques forment un troisième axe d’interrogation qui pourrait être associé au terme de ‹postmodernité›. La littérature, longtemps pensée comme autonome, largement détachée d’autres pratiques culturelles et valorisée sur le plan esthétique et éthique, se trouve ainsi placée dans un réseau complexe de relations et d’interdépendances avec d’autres genres (le théâtre, la chanson etc.) et d’autres médias, en particulier le film, la presse écrite et la photographie. Plusieurs contributions au présent volume mettent en lumière les perspectives nouvelles qu’implique la prise en considération systématique de ces dimensions. Beate Burtscher-Bechter étudie, elle, les relations intermédiatiques entre la photographie journalistique, comme support par excellence du reportage, et l’œuvre romanesque de l’écrivaine algérienne Yasmina Khadra. Mettant en parallèle la technique photographique, saisissant des images rapides «qui se succédent à un rythme précipité», et la description des scènes de violence et d’horreur dans les romans récents de Khadra sur la guerre civile en Algérie, B. Burtscher-Bechter montre dans le détail comment une ‹technique de l’instantané› développée par le photojournalisme (et théorisée notamment par Roland Barthes, dans son ouvrage La chambre claire, 1980) est chez Khadra transposée sous la forme d’‹instantanés littéraires›. Sonja Lehner met en lumière, dans sa contribution sur le journaliste burkinabè Norbert Zongo et son roman Rougbêinga (1990), les filiations étroites entre écriture journalistique militante et écriture littérature engagée. Dénonçant les injustices de l’époque coloniale, à partir d’événements s’étant déroulés pendant la Première Guerre Mondiale et concernant le recrutement forcé de soldats africains par le pouvoir colonial français, le roman de Zongo évoque, en effet, à travers de nombreuses connotations (dont l’étendue se dégage à travers l’analyse très détaillée du contexte politique que propose S. Lehner) la situation postcoloniale et les conflits actuels en découlant.
L’époque postmoderne a, enfin, introduit de nouveaux thèmes, à partir de nouvelles réalités sociales, politiques et culturelles qui constituent autant de défis pour les littératures africaines – ainsi que pour d’autres littératures contemporaines –, à savoir: la mondialisation économique et culturelle; la diffusion planétaire de nouvelles formes de communication qui se reflètent aussi dans le fait que des ouvrages littéraires africains commencent à être édités sur internet[3]; les nouvelles formes de guerres civiles et de conflits politiques que constituent, sur le continent africain, les guerres au Soudan, en Angola, en Somalie, en Algérie et au Rwanda et qui résistent aux catégorisations traditionnelles (de ‹guerre civile›, de ‹conflits religieux› ou de ‹conflits ethniques›, etc.); l’émergence de nouvelles maladies mortelles comme le sida; et, enfin, l’apparition de résistances à la mondialisation, sous diverses formes, politiques, mentales, et, en Afrique subsaharienne et au Maghreb, surtout culturelles, religieuses et langagières.
L’étude de Ute Fendler sur la représentation du sida dans la littérature et le film africain contemporain propose, à partir d’un thème très largement médiatisé, une approche paradigmatique de l’appropriation littéraire et cinématographique de ces nouvelles réalités de la postmodernité. Elle montre, d’une part, la nécessité de mettre les représentations littéraires systématiquement en rapport avec les représentations médiatiques qui les entourent, les encadrent, généralement les précèdent et parfois les façonnent et les structurent. D’autre part, elle dégage, à partir de l’analyse de plusieurs romans et films contemporains, la fonction spécifique de la littérature dans l’appropriation de réalités contemporaines qui réside à la fois dans sa dimension autobiographique ou fictionnelle, ouvrant la possibilité d’entrer dans le vécu intime et la pensée profonde des personnages directement concernés par des réalités traumatisantes, et de prendre un recul réflexif par rapport à eux.
Si l’on peut parler d’une ‹postmodernité› des littératures africaines de langue française, elle réside, certes, avant tout dans une écriture ayant rendu infiniment plus complexes les rapports à l’histoire (coloniale et postcoloniale), à l’identité (africaine ou métisse) et à la langue (française et africaines), en comparaison avec ceux existant à l’époque coloniale, à l’ère de la décolonisation et pendant les deux premières décennies des indépendances. Et s’il ne paraît plus possible de lire la fiction littéraire en liaison avec une ‹réalité› dont la substance s’effrite de plus en plus et qui paraît souvent plus démesurée, plus invraisembable et plus fictionnelle que tout discours littéraire, il semble en conséquence impossible de détacher la littérature d’autres pratiques culturelles et médiatiques qui dominent de plus en plus nos représentations du continent africain. Les contributions au présent volume proposent des voies d’approche, à la fois méthodologiques et axées sur des auteurs et des textes précis, pour affronter ces nouveaux défis.
[1] Voir par exemple Frederic Jameson. Postmodernism, or, The Cultural Logic of late capitalism. Durham: Duke University Press, 1991; Joseph Natoli/Linda Hutcheon. A Postmodern Reader. Albany: State University of New York Press, 1993.
[2] Voir sur cette problématique: Hans-Jürgen Lüsebrink. «Métissages. Contours et enjeux d’un concept-carrefour dans l’aire francophone». Dans: Etudes Littéraires («Métissages Caraïbes – Brésil») 25/3, 1992-1993: 93-108; Hans-Jürgen Lüsebrink. La conquête de l’espace public colonial. Prises de parole et formes de participation d’écrivains et d’intellectuels dans la presse coloniale (1884-1960). Francfort: IKO/Québec: Editions Nota bene 2002 (Coll. «Studien zu den frankophonen Literaturen außerhalb Europas»), chapitre ‹métissage›.
[3] Par exemple, plusieurs ouvrages du corpus analysé par Ute Fendler ci-après, ont été publiés sur le web.
Les littératures africaines en langue française en Allemagne et en Autriche (1950-2000): état de la recherche
Les contributions au présent volume ne font plus état de la difficile constitution de la littérature africaine de langue française comme objet scientifique dans les universités allemandes, plus précisément dans la discipline académique de la Romanistik (‹langues et littératures romanes›), discipline traditionnellement vouée aux canons classiques des littératures romanes. De l’émergence des premières études sur cette nouvelle littérature (dont certains, au départ, mettaient en doute si elle en était une) jusqu’à l’instauration d’une Afro-Romanistik universitaire, la route était tortueuse et parsemée d’embûches.[1]
Dans la rétrospective qui suit, nous cherchons à retracer les voies qu’ont prises le criticisme et la recherche universitaire en Allemagne et en Autriche en matière de littérature africaine de langue française avant d’arriver à l’ère de la postmodernité esquissée par Hans-Jürgen Lüsebrink (voir supra). En gros, nous nous limitons aux recherches effectuées dans le cadre ou avec l’association des départements des littératures romanes ce qui exclue, d’une part, les travaux ethnologiques sur les littératures orales en langues africaines (bien que, nous en convenons, les rapports entre l’oral et l’écrit soient un des enjeux les plus importants de la littérature africaine). D’autre part, nous ne citerons pas non plus toutes les nombreuses traductions à l’allemand qui ont été faites de la littérature africaine francophone. Produits des politiques culturelles fondamentalement différentes des deux Allemagnes entre 1949 et 1990, elles constituent néanmoins un objet d’études des plus intéressants (cf. n° 66).
D’entrée de jeu, il faut préciser qu’en Allemagne la réception et la critique de la littérature africaine en langues européennes furent d’abord l’affaire d’un milieu intellectuel situé en dehors des universités, à commencer par le ‹père fondateur› de la branche, le journaliste Janheinz Jahn. De 1951 jusqu’à sa mort en 1973, il s’est consacré entièrement à la collection, traduction et distribution de la littérature de l’Afrique noire et de la diaspora africaine, littératures qu’il désigna par le néologisme ‹néo-africaines›. Son œuvre est caractérisée par un flot de traductions, mais aussi par la création des premiers répertoires et bibliographies à caractère scientifique qui gardent leur valeur jusqu’à ce jour:
Une de ses élèves a d’ailleurs dressé le bilan des activités de Jahn et de leur importance pour la littérature africaine en Allemagne; voir
En 1963, Jahn publia une première traduction des poèmes de Léopold Sédar Senghor, contribuant de cette manière à rendre célèbre le poète sénégalais en Allemagne. Les indépendances africaines de 1960 aidant, Senghor fut couronné lauréat du très prestigieux Friedenspreis des deutschen Buchhandels (Prix pour la Paix des libraires allemands) en 1968; deux ans plus tard, son traducteur Jahn reçut le Prix de la Traduction conféré par l’Académie allemande pour la langue et la littérature (Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung) pour la qualité de ses traductions de la littérature ‹néo-africaine› à l’allemand.
En 1961, on publia pour la première fois un roman africain traduit en entier (Ake Loba. Kocoumbo. Ein schwarzer Student in Paris). Il correspondait sans doute parfaitement à l’attente des lecteurs allemands pour qui le protagoniste, un étudiant africain dépaysé et dérouté par son séjour en France, symbolisait l’étranger pour lequel on éprouvait de la pitié et qui ne pouvait se sentir heureux que chez lui. Un extrait de ce roman fut publié dans une anthologie de textes africains traduits qui semble avoir un succès très durable:
Un autre versant de la divulgation non-académique de la littérature africaine en Allemagne était constitué par les nombreux ateliers, festivals et foires de livres organisés par les organismes culturels les plus divers: les Eglises protestante et catholique, la Foire du livre de Francfort (consacrée à l’Afrique en 1980) en passant par les foires culturelles d’inspiration tiers-mondiste (Festival Horizonte, Berlin 1979) qui pourraient passer comme des cas typiques de coopération postmoderne puisque s’y entremêlaient les tendances et les discours politiques les plus hétérogènes. L’importance de ces événements ne saurait être surestimée, puisqu’à travers eux la littérature africaine pouvait enfin atteindre le grand public. C’est dans ce milieu semi-politique, semi-charitable que sont enracinées quelques-unes des maisons d’édition de la littérature africaine: Horst Erdmann à Tubingen, Peter Hammer à Wuppertal, Lamuv à Göttingen, Otto Lembeck à Francfort et celle qui publia Ake Loba, Union à Zurich.
L’engagement des Eglises pour la promotion de la civilisation africaine était en quelque sorte un prolongement de certaines de leurs activités en Afrique. Sensibles aux concepts de ‹l’âme noire› et de la ‹philosophie bantou› lancés dès 1948, elles cherchaient dans la littérature africaine des informations soit sur l’attitude des Africains face à la religion chrétienne soit sur le caractère prétendu spécifique de ‹l’âme noire›. Le premier courant de critique littéraire ainsi constitué était d’inspiration politico-religieuse et avait pour but de prévoir l’évolution des pays africains après leur indépendance et le sort qui y serait réservé aux Eglises. La plupart de ces analyses, ainsi que d’autres de tendance plus séculaire, étaient axées sur les ‹philosophies› de la négritude de Léopold Sédar Senghor et de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, p. ex.:
Vers 1980, les foires littéraires et culturelles ont lancé la littérature africaine sur le marché (ouest)allemand. Dans la volée, la critique littéraire et académique commençait à se professionaliser. En 1979, parallèlement au festival de culture africaine Horizonte, parut la première anthologie de criticisme littéraire, à cheval entre le reportage journalistique et la recherche universitaire:
Ce festival organisa également une table ronde littéraire qui fut à l’origine d’une autre anthologie:
Une année plus tard, la Foire du livre de 1980 donna lieu à des entretiens avec des écrivains africains, dont certains furent publiés par deux professeurs de l’université de Francfort:
D’autres foires et expositions suivaient, produisant chacune son catalogue qui constituait alors un répertoire bibliographique précieux (p. ex. Francfort 1984, Hamburg 1984, Hamburg 1988). La dernière publication de cette lignée est celle de deux journalistes spécialisés en littérature africaine:
L’action concertée des éditeurs et des journalistes aboutit, finalement, au projet littéraire de Afrikanissimo qui engendra des expositions temporaires, des conférences et une anthologie:
Les années 1970-85 voyaient se déployer les premières analyses et essais d’histoire littéraire africaine, souvent des thèses de doctorat à l’allure anti-colonialiste:
Mais l’évènement le plus important de cette époque innovatrice fut sans aucun doute, en 1979, la création de la première chaire de littérature francophone d’Afrique à l’université de Bayreuth, occupée depuis le début par János Riesz (cf. supra, note 1), ainsi que, trois ans plus tard, l’instauration d’un réseau interdisciplinaire de recherches sur l’Afrique (SFB) dans la même université, cette structure permettant de mener des recherches à grande échelle. Désormais, la littérature africaine de langue française n’était plus le violon d’Ingres de quelques afrophiles, mais un objet de l’enseignement supérieur régulier et de la recherche scientifique qui avait a le droit de cité même dans les livres d’histoire littéraire académiques:
En jettant un regard sur leurs activités, on peut prétendre avec quelque raison qu’en Allemagne, la recherche universitaire sur la littérature africaine sub-saharienne fut développée avant tout par les équipes romanistes de Bayreuth. Pendant une bonne vingtaine d’années, ce groupe de chercheurs, Allemands et Africains confondus, produisait des thèses de doctorat et de doctorat d’Etat et une liste impressionante de publications[2]; la plupart de ses anciens membres sont devenus professeurs de littérature francophone d’Afrique en Allemagne (Hans-Jürgen Lüsebrink, Manfred Prinz, Véronique Porra, Susanne Gehrmann), en France (Papa Samba Diop, Pierre Halen), aux Etats-Unis (Koffi Anyinefa, Karim Traoré) et au Canada (Justin K. Bisanswa, Isaac Bazié).
Suivant le programme de recherche, le centre d’intérêt s’est déplaçé au fur et à mesure de l’Afrique de l’Ouest vers l’Afrique Centrale, avec des accents sur la littérature du Sénégal et sur celle du Congo-Zaïre. Les approches varient suivant les sujets: histoire littéraire et sociale, typologie des genres, analyse d’images et de types, questionnements anthropologiques, sociologiques et politiques sur les phénomènes littéraires postcoloniaux, par exemple l’intertextualité produite par l’interférence des traditions orales et des écritures postmodernes dans les littératures africaines. Parmi les travaux sur la littérature sénégalaise, on compte
La littérature francophone de l’Afrique de l’Ouest fut analysée dans les ouvrages suivants:
Un nombre assez important de travaux fut consacré à la littérature de l’Afrique centrale, surtout à celle du Congo:
Une autre partie des recherches menées à l’université de Bayreuth, notamment celles du professeur Riesz, concernent les rapports entre littératures africaines et européennes, la réception des cultures et littératures africaines en Europe, et leur exégèse comme enjeu identitaire européen:
Evidemment, d’autres universitaires de langue allemande ont également contribué à l’essor des études afro-francophones. Les universités de Berlin (Humboldt-Universität), de Brème, de Cologne, de Hambourg, de Hannovre, de Heidelberg, de Innsbruck et celle de la Sarre sont de plus en plus actives dans ce domaine et apportent souvent une perspective comparatiste ou interculturelle:
Certaines des thèses mentionnées plus haut ont paru dans des collections et séries créées au fil des années par différents départements ou professeurs d’université. Un grand nombre des travaux mentionnés portant sur la littérature de l’Afrique noire (nos 25, 27, 28, 29, 30, 33, 34, 36, 44, 45, 48, 49, 51, 52, 58, 62a, 66, 67a) furent publié par l’éditrice IKO de Francfort dans la collection démarrée en 1993 Studien zu den frankophonen Literaturen außerhalb Europas [‹Etudes sur les littératures francophones hors d’Europe›], collection co-éditée par les professeurs Karsten Garscha, Hans-Jürgen Lüsebrink et János Riesz. Ce dernier peut inscrire à son compte la création et la gestion de deux autres séries de cahiers, à savoir Komparatistische Hefte (1980-1987), qui ont publié deux numéros sur la littérature africaine, et Bayreuther Frankophonie Studien/Etudes Francophones de Bayreuth [abrégé BFS], éditées en collaboration avec Véronique Porra depuis 1997:
Les BFS se sont dotés d’une série de cahiers monographiques (Beihefte/Série monographies) dont certains concernent également la littérature africaine de langue française:
Une autre série paraissant à Bayreuth sont les Bayreuth African Studies [abrégé BASS] éditées par Eckhard Breitinger, série qui vise surtout les nouvelles littératures anglophones et les arts africains. Elle est arrivée à près de 70 numéros en 2002. Outre les travaux de Bielemeier (23), Ricard/Riesz (32) et Anyinefa (40) déjà cités, elle compte encore d’autres volumes sur la littérature afro-francophone:
Egalement une entreprise de longue haleine est Matatu qui paraît depuis 1987. Cette ancienne revue s’est mutée en une série de volumes paraissant régulièrement chez Rodopi à Amsterdam. Elle vise surtout les littératures anglophones d’Afrique, mais on y trouve aussi quelques contributions concernant l’Afrique francophone (voir aussi supra n° 42):
Pour terminer la revue des séries, signalons deux créations récentes à Brème. Premièrement, plusieurs universitaires y ont créé la série Bremer Beiträge zur Afro-Romania [abrégé BBAR] qui compte déjà quatre numéros dont trois sur des pays africains francophones:
Deuxièmement, Sélom Komlan Gbanou, journaliste togolais et docteur ès lettres de l’université de Brème, y a fondé sa propre maison d’édition qui porte le même nom que la revue qu’elle édite depuis 1996, Palabres (ISSN 1433-3147). Cette «revue d’études africaines» paraît sous forme de cahiers bi-annuels depuis 1996 et est consacrée aux thèmes les plus divers liés aux littératures africaines, de préférence francophones. Citons deux numéros thématiques récents particulièrements intéressants:
Au niveau des ouvrages collectifs, on trouve trois types de publications: d’abord de nombreuses contributions aux répertoires et dictionnaires littéraires, ensuite les volumes d’hommages, et finalement les recueils d’articles faisant suite à des colloques et à des congrès divers. Les articles dans les répertoires sont malheureusement peu connus, mais ils peuvent contribuer à informer rapidement les lecteurs curieux de se familiariser avec les caractéristiques et les grands auteurs de la littérature africaine en langue française:
Quelques volumes d’hommages (en allemand Festschrift) contiennent également des articles sur la littérature africaine francophone ou lui sont entièrement consacrés. Les Mélanges Gérard et les Mélanges Riesz rassemblent à eux seuls à peu près toutes les personnes travaillant sur les littératures africaines et constituent donc des inventaires de la recherche afro-francophone en Europe quasi complets:
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